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Je ne range
plus pour préserver ma vie imaginaire
« Bordélique?»,
s'interroge Mila, voisine de palier qui cultive un goût prononcé pour le
désordre jusqu'aux abords de son paillasson. «J'ai besoin de me sentir entourée, vivante, de faire corps avec tous
les objets, accessoires, gadgets et broutilles que j'accumule à mon domicile.
L'ordre me fait froid dans le dos, dit-elle. Je pose, j'expose, je compose. Chez moi, rien n'est aseptisé, contrairement
aux locaux de l'hôpital où je travaille.»
Et, lorsqu'on ose demander à la quadra s'il lui arrive de
ranger, de se délester, elle argumente: «J'aime
conserver ce qui doit l'être. Ni plus ni moins. Je ne suis pas la pointilleuse
Mary Poppins mais je sais précisément où tout se trouve», ajoute-t-elle.
Devant son chaleureux capharnaüm, on en vient à sourire, conquis par son joyeux
fatras et ses créatifs enchevêtrements.
La folie du rangement? Quelle barbe! Les Dan-Sha-Ri. L'art du rangement (Hideko Yamashita,
Autrement, 250 p., 17,90 €), Magie du
rangement (Marie Kondo, First, 2015) et autres Range ta vie! (Elise Delprat-Alvares, Larousse, 192 p., 12,90 €)
promettent de nous faire gagner en rationalité, de nous simplifier la vie, de
faire le tri, sortir du «trop», désencombrer notre espace vital, voire de
ranger notre moi intérieur... A quoi bon si le désordre ne «dérange» pas? «Au fond, est-ce que ranger, ça ne revient
pas un peu à foutre le bordel dans son désordre?», continue d'ailleurs de
se demander le Chat de Philippe Geluck.
«Le premier intérêt du
bordel, explique sans cynisme Laurence Einfalt, psychologue et fondatrice
de Jara, agence de coaching en organisation personnelle, est de présenter une stimulation intellectuelle. Rechercher ses clés pendant
vingt minutes, par exemple, est un jeu de piste en soi; un amusant casse-tête
en réalité. Et quelle satisfaction de les retrouver enfin!»
C'est aussi l'avis d'Eric Abrahamson, professeur à la
Columbia Business School, New York, et auteur d'une théorie du désordre (Un peu de désordre = beaucoup de profit(s),
avec David H. Freedman, Flammarion, 2013) selon laquelle le salarié désordonné
est plus productif car il mettrait 36 % moins de temps que son collègue cartésien
à mettre la main sur un document parmi les piles qui jonchent son bureau. Cette
accumulation stimulerait également la créativité et susciterait d'innovantes
associations d'idées, bénéfiques pour l'entreprise. Une exhortation à laisser
les tours de Pise pulluler dans les open spaces.
«Le bordélique a une relation forte à
l'objet. Son pouvoir d'évocation est sans pareil, et sa vie imaginaire bien
plus intense aussi», confirme Laurence Einfalt, pour qui l'adepte du bazar
«est une personne attendrissante,
curieuse et altruiste, un "gardeur" dont il est bon de s'entourer».
Pourtant, on leur attribue les pires tares: refus de grandir; déficit
d'auto-discipline, manque de rigueur et de volonté, absence de respect pour soi
et pour les autres...
«Un intérieur ou un
bureau tiré à quatre épingles peut être un frein aux relations sociales,
observe Valérie GuilIard, maître de conférences en marketing à l'université
Paris-Dauphine. A l'inverse, le désordre,
ou tout au moins l'accumulation d'objets avec lesquels le visiteur peut
interagir, est un facilitateur de lien social.» Selon l'auteure de Boulimie d'objets (De Boeck, 2014), le
désordre permet de faire tomber les masques et rend les gens accessibles et sympathiques.
«L'une de mes erreurs
a été de présumer que tout le monde serait heureux de vivre dans un intérieur
bien rangé», concède Marie Kondo dans Ranger:
l'étincelle du bonheur (Pygmalion, 224 p., 17,90 €), guide illustré de son
best-seller La Magie du rangement,
écoulé à 5 millions d'exemplaires. La consultante japonaise admet même qu'il ne
faudrait jamais obliger quelqu'un à faire place nette «car ce n'est que lorsqu'on accepte inconditionnellement les autres et leurs
différences que l'on peut vraiment dire qu'on a terminé de ranger».
Marlène Durez
dans Le Monde du samedi 31 décembre 2016 – dimanche 1er
– lundi 2 janvier 2017